Au-delà de la magie et de la sorcellerie, le langage

Pour reprendre le mot d’Anne Juranville, « le désenchantement du sacré », cela nous porte vers une observation évidente, vers un constat, qu’effectivement dans notre civilisation en particulier, ce désenchantement est bien prégnant notamment dans ce que le sacré des religions monothéistes propose au sujet qui reste dans la déception, souvent incapable de trouver une issue à son mal être, à son manque à être.

 

Ceci ne veut pas dire –pour suivre l’intitulé de l’ouvrage de Juranville- que le sujet a fait deuil de sa toute puissance et de la « magie » attachées à l’Autre du sacré. Et à défaut d’un dieu qui faillit à la demande du quidam, il n’en abandonne pas pour autant ses efforts pour en trouver un, un autre, dans la réalité, qui peut tout à fait se déguiser sous les aspects du voyant : Autre, au sens absolu, mais qui a un corps. Cette situation du voyant avec son « consultant » pose évidemment la question de l’aliénation. Pour autant, comme le souligne Juranville, les composants de « l’efficacité symbolique » du shamanisme n’y sont pas absents. Mais immédiatement, une autre question surgit qui est de savoir s’il on peut aller jusqu’à poser l’équivalence voyance « shamanisme, même si la voyance et la divination font partie des attributions du shaman, tout cela en tenant compte de la notion de culture ?

 

D’autre part, le voyant se présente-t-il dans son intervention sous les auspices d’un état de transe ? Agit-il sous la même intensité que le shaman avec ce qu’on a désigné de « transe extatique » ? Du point de vue clinique, est-ce que le voyant présente une structure psychotique ? Une psychose ordinaire selon le mot de J-A. Miller ? De manière générale, possède-t-il une limite à sa jouissance même si elle peut connaître des variations d’un point de vue métapsychologique ? Ou est-il carrément question de psychose franche, autant dire de folie ? Folie au regard de sa culture ? Ce qui incite d’ailleurs à se demander si le shaman est à penser comme fou dans sa propre culture ?

 

On est là dans une cascade d’interrogations qui décrivent en tout cas la complexité de ce genre de rapprochement et de comparaison, pour en tirer quelque enseignement pour le positionnement des coordonnées de la cure hypnotique et de la psychanalyse. Il y a, je crois, une problématique liée fondamentalement au système culturel dans lequel on tente de saisir le sujet pour rendre compte d’un élément. En effet, est-ce que nos paradigmes, même psychanalytiques, sont applicables à l’approche d’autres cultures qu’occidentales ? Cela appartient au débat presque clastique encore très prégnant aujourd’hui entre le courant psychanalytique classique, les ethnologues et les ethnopsychanalystes et, peut être encore plus, à l’intérieur même du courant ethnopsychanalytique qui se subdivise sans cesse, un peu comme chez les psychanalystes… Qui a raison ? Qui a tort ? Y a-t-il une vérité autre que celle du sujet ?

 

C’est en tout cas ce que Freud et Lacan poseront comme seule éthique possible et qui fait depuis plus de cent ans la particularité, le point d’originalité au sens fort du terme, de la psychanalyse. Si l’on reprend cette notion qui fait de la psychanalyse ce qu’elle est, pour aborder ce que nous voudrions être un ensemble, cela veut dire ipso facto de savoir si l’on peut saisir quelque chose de l’ordre de l’inconscient que Freud met en lumière dans notre société, dans une autre. Ce qui revient à nous colleter une nouvelle fois à la question de la culture.

 

On assiste avec Freud à la construction du mythe oedipien dont l’issue est la pièce maîtresse de l’accès du sujet dans l’existence avec ses semblables, cela sous-tendu par un préalable, mythique lui aussi, celui du Meurtre du Père. En ce sens, Freud vient à attribuer par là une temporalité paradoxalement non datable, c’est-à-dire originelle. Il apparaît donc comme « a-historique » -ce que son écrit  Totem et tabou  met en exergue- et relève d’une universalité. Ce qui n’est pas le cas chez Lacan puisque pour lui l’inconscient est historique, datable et donc subissant les mouvements de la société. Cet élément de l’universalité des mythes du Meurtre du Père primitif et oedipien sera remis d’ailleurs en question voire dénoncé par les ethnologues et certains ethnopsychanalytes malgré des efforts d’adaptation à d’autres sociétés. Cela n’étant pas dépourvu d’une préoccupation autour de la guérison, de la pathologie et donc, en suivant, de la « norme-normalité ».

 

Au-delà de ces différentes tensions-confrontations, un auteur contemporain tente cette indécence, s’essaie à trouver une brèche pour articuler ce qu’on a appelé « les sœurs ennemies » par l’abord du personnage de la querelle : le chaman (orthographe la plus utilisée actuellement pour désigner toutes les formes de pratique magico-religieuses).

En effet, dans son ouvrage La folie du chaman (Ed. PUF, coll. Ethnologies) Richard Lioger expose et décline très habilement ces différents débats dans la perspective d’aboutir à un discours et une méthode ethnopsychanalytiques opérants, avec l’ambition d’un traité élaborant une ethnopsychanalyse complémentariste.

 

Après des références nécessaires à une telle entreprise, notamment Roheim, Devereux, Lévi-Strauss, Nathan, etc…, c’est par la brèche de Lacan que Lioger va pouvoir soutenir son hypothèse en faisant usage de la topique RSI et se dégager de la radicalité des positions et définitions de l’inconscient en ces déclinaisons –individuel/collectif-. :

« Le génie de Lacan consiste à suggérer que l’inconscient émerge à travers une parole (en ce sens il est individuel) et qu’il représente alors le sujet pris dans le discours de l’Autre. Ainsi Lacan fait-il une place à ce que les ethnologues appellent le collectif ou la culture, et même l’altérité » (La folie du chaman, p.121).

 

Il poursuit en disant que « Cette perspective consiste d’abord à rendre visible, à objectiver le latent dont parle Lévi-Strauss, qui est un peu ce que le sujet en étant, c’est-à-dire en advenant par (à) la parole, permet de pressentir cette économie symbolique particulière que signale en quelque sorte le langage ; ce que Lacan nomme « Lalangue ». (…) Ainsi pouvons-nous nous appuyer enfin sur une différenciation langage/parole et faire émerger la question (du) symbolique qui les unit pour transcender la question de l’individuel et du collectif. La démarche ethnopsychanalytique arrivant, au bout du compte, à rendre visible tout un[1] langage (une culture) à travers une parole particulière, ce qui rejoint la pétition de principe de Devereux : « Tout individu (sujet) est un échantillon complet de sa culture (ethnologie) et passant de l’humanité (anthropologie) ». » (La folie…, p.121)

 

S’ajoute dans cette dynamique, la réintroduction de l’ethnologue, du sujet ethnologue en tant qu’être désirant face à son informateur mais encore la mise en lumière du transfert qui se déploie dans la relation révélant « l’au-delà de la signification », l’incomplétude du langage, ce qu’on appelle avec Lacan le signifiant du manque dans l’Autre. Au demeurant, du côté de la clinique, il me semble qu’il y ait beaucoup d’efforts à faire pour que cette approche soit cohérente au regard de la topique RSI.

 

Pour reprendre un peu avant, en amont, relevons quelques points concernant la pratique de la thérapeutique envisagée dans notre articulation chamanisme – psychanalyse – hypnose – phénomènes de transe. Tout d’abord, appelons ici la position toute particulière dans la clinique (et même dans la doctrine de cette pratique) de Tobie Nathan, « le chaman psychiatre » (Lioger in La folie du chaman, p.83).

Nathan indique : « Je considère que les thérapies traditionnelles (Par exemple, les rituels de possession, la lutte contre la sorcellerie, la restitution de l’ordre du monde après une transgression de tabou, la fabrication d’objets thérapeutiques, etc.) ne sont ni des leurres, ni de la suggestion, ni des placebos. Pour moi, ces pratiques sont réellement ce que leurs utilisateurs pensent qu’elles sont, des techniques d’influence, la plupart du temps efficaces, et par conséquent, dignes d’investigations sérieuses » (in L’influence qui guérit, 1994, p.37 ; cité par Lioger p.84).

 

Même s’il se situe en contrepoint de la psychiatrie occidentale et de la psychanalyse trop ethnocentrées dans l’appréhension des troubles psychiques des étrangers, il ne renie pas totalement Freud et n’est pas sans trouver quelques croisements avec Lacan, tout en s’attachant essentiellement à la voie thérapeutique :

« La perspective, clairement exprimée de Nathan, est de soigner, c’est-à-dire au moins, d’éteindre le symptôme, de lui donner un sens, de trouver les actes rituels signifiants, et sûrement de supprimer la souffrance individuelle et sociale. (…) Nathan propose finalement, en reconsidérant les schèmes de ces cultures (indigènes) et en leur donnant une certaine dureté, de réinsérer celui qui pose un acte déviant à la place qu’il semble qu’on puisse lui donner au sein de l’ensemble des signifiants » (La folie du chaman, p.87).

 

Par là, selon Nathan, le chaman n’est pas fou au sens occidental mais, comme chez Lévi-Strauss, il est l’exact équivalent du psychanalyste ou du psychiatre : « Il est, suivant la terminologie de Nathan, un co-thérapeute » (Ibid, p.88).

 

Cela n’est pas ici sans m’évoquer un texte écrit par deux psychanalystes de la Cause Freudienne dans lequel le couple de lacaniens décrit leur rencontre avec les pratiques de guérison africaines, cela dans les suites d’un simple voyage en touristes au Niger en faisant la connaissance d’un sympathique gardien de musée. Mais est arrivée « la difficile question de notre métier, indique le couple, il y a eu comme une gêne chez nous : comment expliquer à quelqu’un dont la culture n’était pas la nôtre, ce qu’était un psychanalyste ? Nous avons dû réussir, c’est au moins ce qui nous apparaît après coup, car l’intéressé –c’est le cas de le dire-, s’est illuminé à notre réponse, et nous a expliqué que ce que nous appelions en Europe l’inconscient et le discours s’appelait sur son continent les Djinnés et l’influence des esprits ». (Yves et Anne-Marie Kaufmant, En Afrique : le désir du guérisseur, in Qui sont vos psychanalystes, éd. Seuil, coll. Champ Freudien, p.486). C’est une indication qui rejoint parfaitement bien l’opinion de Nathan.

 

Dans la même veine, les analystes ajoutent : « Il nous souvient encore de la surprise qui nous a envahis quand, à l’occasion d’un de nos premiers voyages au Bénin, nous avons entendu à l’hôpital psychiatrique un patient dérouler les articulations de ses représentations, de son désir, de sa jouissance et de ses symptômes en des termes absolument superposables à ceux de nos analysants de la veille » (Ibid., p.487).

 

Après s’être rendu compte à travers l’enseignement de Lacan que, si ce dernier faisait un usage structuraliste des mythes africains, il ne « semblait pas établir la barrière radicale entre l’humanité noire et les autres franges de la population du monde ». Progressivement le couple allait approfondir sa rencontre avec des pratiques différentes et que l’un des analystes allait avoir l’honneur d’être élu « confrère » d’un guérisseur au Mali car dans l’impasse devant un de ses patients.

« Il s’agissait d’un jeune homme devenu impuissant, dans le cadre d’une aventure aux relents incestueux avec la femme de son employeur. Le garçon en question n’avait pu « avouer sa faute » à un frère africain dans la mesure où il avait, ce faisant, enfreint une loi qui lui faisait courir le risque d’être banni définitivement de la société à laquelle il appartenait. A un étranger, il a pu se confier, dès lors que l’étranger en question était investi par le guérisseur de la présence d’un savoir sur le symptôme qui lui permettait de désigner son interlocuteur comme « sujet-supposé-savoir sans en tirer parti ». » (p.489).

 

En n’étant plus situé du côté de la Loi, ce collègue a pu tenir cette place qui a permis l’accueil de cette parole et de cet acte en tant que relevant de la transgression de l’interdit par lequel le sujet en est venu à se punir lui-même à l’endroit du réel de son corps : on pourra vérifier ici la validité de la clinique freudo-lacanienne qui souligne bien la dimension du conflit psychique dont l’expression symptomatique suit bien les lois du langage et donc, l’interdiction de certains commerces sexuels.

 

Alors, disons-le ici comme ailleurs, « (…) l’homme est habité par le signifiant » (Lacan), et qu’on est toujours dans la logique même du signifiant qui opère parfaitement à partir de la clinique lacanienne : « Freud nous montre comment la parole, à savoir la transmission du désir, peut se faire reconnaître à travers n’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi soit organisé en système symbolique » (Lacan, Le Séminaire, Livre 1, 1953-1954, Les Ecrits techniques de Freud). On ajoutera simplement que le guérisseur s’oriente par « le désir de savoir » qu’on pourra poser en équivalence au désir de l’analyste. Ceci fera acte d’une première conclusion par rapport à nos questions précédentes : au-delà de la culture, le signifiant.

 

Par ailleurs, à y regarder avec attention, on pourra observer dans la littérature –souvent autobiographique- issue de ceux qui se rendent auprès de chamans (dans son acception « générique »), on verra que ce dernier continu à occuper rigoureusement sa place et ne tente à aucun moment de se rapprocher de la culture ou du réseau signifiant particulier de celui qui vient le consulter pour un soin ou même une initiation. Pourtant, les récits sont éloquents et décrivent sans ambiguïté des réalisations thérapeutiques… A bon entendeur….Salut.

 

Maxime Le Douaron, le 18 septembre 2004.